Si tout se vaut, alors rien ne se vaut

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Quelle déception en ouvrant mon Influencia ; magazine auquel nous sommes abonnés depuis peu ; de tomber sur un préambule de Luc Ferry (dont on ne saura bientôt plus qui de l'ancien ministre, du philosophe ou du chroniqueur télé s'exprime) et dans lequel ce dernier tente ce qui s'apparente à une réhabilitation tardive et périlleuse d'une des sorties les plus remarquées de l'époque Claude Guéant.

Je ne compte pas ici attaquer l'un ou l'autre, ni même déplorer qu'un magazine comme Influencia offre ce type de tribune par les temps qui courent, dans un numéro pourtant dédié à la culture. Mais j'aimerais prendre le temps de déconstruire un peu leur rhétorique que je ne trouve qu'à moitié assumée.

Lorsqu'on poursuit notre lecture, Ferry nous dit vouloir s'élever contre « le relativisme ambiant […] contre l'idéologie dominante » selon laquelle « toutes les cultures et toutes les civilisations se valent ». Façon policée de nous dire qu'il s'en va livrer bataille à la bien-pensance, terme incantatoire désignant tous les maux du monde moderne et qui suffit à rallier à sa cause une masse de personnes rendues sourdes et aveugles par la dureté des temps. Il suffit de dire que l'on va contre pour faire approuver ce qui suit.

Hélas, Ferry et les autres ne vont pas jusqu'au bout de leur raisonnement. À bien y regarder, leur courage est tout relatif, leur hardiesse qui suffit pour impressionner sur les plateaux de télé ne tient pas bien longtemps lorsqu'on y oppose une réflexion extraite du temps court permanent. Anticipant d'ailleurs les critiques, notre funambule se défend avant même d'avoir commencé de tomber dans l'européocentrisme, voire le racisme, dont il reconnait tout de même (effort notable) que ce dernier a marqué l'Europe. Mais le problème principal n'est pas là.

Non, le problème principal, c'est que Ferry, qui développe en nous disant que le mètre étalon de la civilisation est sa capacité à s'universaliser, à transcender sa particularité, en oublie en apparence et bien paradoxalement le fait que nous vivons dans un monde fini (par opposition à infini, non délimité). Le problème est que n'en nommant jamais le bas, il désigne avec plaisir le haut de la pyramide, occupé selon lui par la vieille Europe, prenant tout de même la peine de citer les civilisations chinoises, arabo-musulmanes ou indiennes, mais pour mieux enchaîner ensuite en nous expliquant que dans les conservatoires du monde entier l'on joue du Bach et du Mozart. Ce qui doit bien être la preuve de quelque chose. J'en ai joué moi-même mais je doute que l'universalisme de leur oeuvre ne soit lié qu'à la qualité de ces dernières et je doute aussi que leur sur-représentation soit louable et même souhaitable.


Si tout se vaut, rien ne se vaut
. Cela veut pourtant bien dire que nous vivons dans un monde fini et l'espace qui est pris n'est plus à prendre. En hiérarchisant, nous définissons une place d'éternel premier par antériorité et rares sont les premiers qui se laissent détrôner avec plaisir. Nous prenons aussi le risque d'étouffer par notre orgueil l'émergence possible de nouvelles « grandes civilisations ». Tandis qu'au même moment, de notre côté, nous n'avons plus de grande civilisation que l'héritage qui nous a été laissé et duquel nous ne pouvons retirer aucune fierté individuelle. C'est d'ailleurs l'inverse qui devrait se produire. Un héritage exceptionnel oblige ceux qui le reçoivent à s'en montrer dignes, pas seulement dans sa gestion ou sa valorisation, mais en faisant en sorte de le prolonger et de léguer à leur tour, le moment venu, quelque chose d'exceptionnel, qui soit de leur fait.

Or de nos jours, quand Guéant dit que toutes les civilisations ne se valent pas, ce n'est pas un appel à l'émergence de cultures ignorées ou à une plus grande ouverture aux autres, mais bel et bien un clin d’œil aux palourdes de la nation et autres partisans du repli.

Voilà un des véritables problèmes. Il nous est dit que tout ne se vaut pas, mais ceux qui nous le disent n'ont pas le courage de désigner ce qui vaut “moins”. Il nous est dit que nous sommes au sommet mais jamais qu'occupant (prétendument) le sommet, on en bloque peut être l'accès à d'autres. Bien sûr, tout cela sans compter le fait que l'on raisonne selon une échelle de valeur qui nous est propre et qui érige l'universalisme culturel (néo-colonialisme pacifique ?) comme degré ultime de reconnaissance de l'oeuvre là où d'autres civilisations moins conquérantes ont peut être développé des trésors de culture, qu'elles gardent modestement pour elles et pour ceux qui veulent bien se donner la peine de les découvrir. Tout cela aussi sans réaliser à quel point le matérialisme dans son aspect le plus physique d'occupation de l'espace en est venu à réduire nos horizons pour des concepts qui ne sont pas censés être contraints par lui : difficile de nier que l'on vit dans un monde délimité dans le temps et l'espace, mais doit-on pour autant vouloir tout hiérarchiser, y compris l'intangible, sous couvert de vouloir lui donner de la valeur ? La culture prend-t-elle de la place et doit-elle être quantifiée, classée ?

Pour conclure, je crois que la pensée développée par Ferry dans son préambule n'est pas anodine. Et elle n'est pas inoffensive non plus. 

Alors messieurs qui expliquez que tout ne se vaut pas, souvenez vous que certes, nous vivons dans un monde fini mais que fort heureusement, notre esprit n'est pas censé l'être. Craignez d'être les héritiers indignes qui regardent de plus en plus souvent derrière au lieu de regarder devant, peut être pour ne pas voir le vide qu'y s'y trouve et que vous vous apprêtez à transmettre. Et nous tous qui avons tendance à chercher refuge auprès de ce qui nous semble éternel, prenons-garde que cela ne nous coupe des autres au lieu de nous en rapprocher.

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Comme souvent il s'agit ici d'une réflexion peut être un peu brouillonne et je suis bien évidemment preneur de contradictions, d'ouvertures, de conseils de lecture…